Ce n’est pas un hasard si le site ArtJaws propose une première collection d’art numérique dédiée au corps, longtemps négligé par cette forme d’art au profit des formes abstraites. Mais depuis quelques années, le corps s’inscrit plus régulièrement dans l’art numérique. L’interaction entre l’imaginaire et les moyens techniques, ceux-ci inspirant ceux-là et vice et versa, trouve avec le corps mieux qu’une inspiration, une incitation. Comme s’il s’agissait d’explorer les possibles du corps, de voir jusqu’où il peut aller dans la représentation. De ce point de vue, l’art numérique prolonge et renouvèle les recherches entreprises depuis longtemps avec les moyens traditionnels de l’art.
Vérifier, par exemple, si la sensualité du corps résiste à la transparence de la peau, comme le propose France Cadet avec sa Leçon d’anatomie n°32, ou en hybridant les genres avec la Leçon d’anatomie n°47 qui mêle pose publicitaire, piercing, organes de mannequin anatomique et auto-démonstration des écorchés de la Renaissance, dans une transparence qui est aussi une exigence de notre époque, pour ne pas dire une obsession.
Voici les corps augmentés des possibles du numérique. Si, dans bien des cas, la photographie traditionnelle offrait déjà les mêmes possibilités de manipulation de l’image, avec le numérique, l’hyper-définition, l’homogénéité sans grain de l’image confère un troublant effet de réalisme à l’imaginaire le plus invraisemblable. Nous savons qu’avec le numérique, aucun présent, aucun ici et maintenant n’est plus attesté par la photographie, mais l’image manifeste à la place, et puissamment, un « il se pourrait » à la manière de René Daumal dans le Mont Analogue : « je sentais qu’au fond de moi, malgré tout, quelque chose croyait fermement à la réalité matérielle du Mont Analogue », « je veux dire qu’il pourrait très bien, théoriquement, exister au milieu de cette table […]».
Il se pourrait que des populations urbaines traversent un paysage désertique et montagneux, ou un bois, un bord de mer (Jean-Pierre Attal, Paysage Ethnographique n°10, 14, 13). Ce n’est pas tant que l’on croit à la situation de ces corps déplacés – au sens où ils ne sont pas à leur place – mais « la dichotomie entre personnages et paysages » acquiert une forte crédibilité visuelle dans l’image. Elle est même renforcée par la pixellisation des visages : elle affirme la nature numérique de l’image, tout en suggérant la volonté de protéger l’anonymat des personnes, comme si cette situation renvoyait à la réalité d’une actualité. C’est toute l’ambiguïté caractéristique de l’art numérique.
Ambiguïté qui règne dans l’interprétation de l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet proposée par Reynald Drouhin, puisque le geste pictural est remplacé, quand on y regarde de plus près, par une multitude d’images autonomes récupérées sur internet. C’est ainsi que le Portrait de Monsieur Bertin peint par Ingres en 1832, c’est-à-dire avant l’Origine du monde, contribue ici à la toison pubienne du modèle avec l’autoportrait à la palette de Gauguin peint après (1893). Comme la récupération des images s’effectue à un instant donné et que tout change constamment sur la toile, le portrait de Joanna Hiffernan devient aussi un portait d’internet via un collectif. L’origine du monde se déplace, est-ce qu’internet n’est pas une sorte de grande matrice ?
Le numérique est un des nouveaux moules (matrice) des formes de l’art. La Reine des masques / Pekin Opera, Facing Designs et Réalité Augmentée, d’ORLAN est une sculpture imprimée à partir d’un fichier numérique. L’avatar virtuel de l’artiste, entièrement conçu dans un ordinateur rejoint le monde des objets et malgré sa petite échelle, la sculpture habite notre espace de sa forte présence. Une manière de rassembler les forces en les concentrant. Tandis que Catherine Ikam et Louis Fléri atomisent le visage en un nuage d’un million de points (Portrait Particules 1 et 2). Scanner 3D et logiciels spécifiques permettent une déconstruction reconstruction du visage. Il devient tout à tour une constellation, un univers en expansion et en contraction, métaphore de la psyché humaine, tantôt ouverte, tantôt fermée, de son instabilité et des multiplicités qui fabriquent l’individualité.
C’est à l’individu que s’adresse d’abord le Dildomatic Opera de Maurice Benayoun, celui ou celle qui saura s’emparer de son sexe toy pour produire d’intéressantes sonorités. Double interaction, puisqu’il s’agit de se faire des choses avec l’objet tout en communicant à l’audience les sensations ressenties et converties en sons. Si l’œuvre est ludique et humoristique avec son écrin luxueux très soigné, elle est aussi, pour l’artiste, une métaphore de l’art comme « forme d’onanisme, narcissique et désespéré », tout en s’inscrivant dans le dialogue de l’interaction. C’est d’ailleurs une autre métaphore qui se superpose à la première, comme le dit si bien l’artiste, l’interaction c’est le dialogue « dont les formes extrêmes sont : “faire l’amour” et “faire la guerre” ». En choisissant l’amour, le corps et sa sensualité, Maurice Benayoun balaye aussi un cliché de l’art numérique qui n’est pas nécessairement désincarné. Au contraire, les outils numériques sont des amplificateurs, ils peuvent accroître nos perceptions et décupler nos moyens d’expression, y compris corporels.
L’Angelino d’Albertine Meunier fonctionne précisément comme un amplificateur de perception, il permet de détecter les anges qui passent sur Twitter en déclenchant le mouvement d’une danseuse, dans une boîte à musique. Avec sa poétique du temps, compté en anges qui passent, l’œuvre relie un objet décoratif apparu à la fin du 18e siècle à l’open source (Arduino) d’aujourd’hui.
Dans cette collection à l’éclectisme assumé, reflet de la diversité des pratiques relevant de l’art numérique, on trouve encore, notamment, une généalogie du vivant, inscrite dans un crâne (Pia Myrvold, The Million year Memory, I et II), les Rencontres imaginaires avec soi-même de l’installation proposée par Scénocosme, l’érotisme bataillien des Fontanaeyes de Magali Daniaux et Cédric Pigot dans un clin d’œil aux fentes de Fontana, les vanités au chic grand luxe de Christophe Luxereau, qui se déclinent en une gamme associant couleur et matière : rouge carrosserie, blanche marbre, jaune or, Bleu sèvres, noir crocodile, vert jade. Le numérique, nouvelle matrice de l’art, tel un grand atelier éclaté, en réseau ou non, amplificateur de nos sens et moyens d’expression, dans l’ambiguïté d’un « il se pourrait », augmente les corps de ses possibles en défiant notre imaginaire.